Les zones grises : Comment la jurisprudence appréhende-t-elle le projet IT lorsqu’il se situe en dehors du cadre contractuel ?
Synthèse du webinaire présenté le 29 février 2024 à Numeum
Sommaire
1. Bien maîtriser la période précontractuelle
2. L’absence de contrat formalisé
3. Le projet va au-delà du contrat : les dérives du projet
1. Bien maîtriser la phase précontractuelle
- Rappel des principes qui régissent la phase précontractuelle
- Mise en œuvre de ces principes à travers des cas de jurisprudence
Un principe de liberté limitée par la bonne foi
Bien maitriser le degré d’avancement des discussions, d’engagement des pré contractants
Alinéa 1 de l’article 1112 du Code Civil
« L’initiative, le déroulement et la rupture des négociations précontractuelles sont libres. Ils doivent impérativement satisfaire aux exigences de la bonne foi. »
Sanctions : principe d’indemnisation
Alinéa 2 de l’article 1112
Il énonce les modalités de calcul des dommages- intérêts
“En cas de faute commise dans les négociations, la réparation du préjudice qui en résulte, ne peut avoir pour objet de compenser ni la perte des avantages attendus du contrat non conclu, ni la perte de chance, d’obtenir ces avantages“.
Principe de transparence : obligation précontractuelle d’information
Bien maîtriser les degrés d’intensité de l’obligation d’information « précontractuelle » : Obligation précontractuelle de renseignement versus obligation de se renseigner.
L’article 1112-1 du Code civil prévoit l’obligation pour “celle des parties qui connaît une information [condition1] dont l’importance est déterminante pour le consentement de l’autre [condition 2] à “l’en informer dès lors que légitimement, cette dernière ignore cette information [condition 3] ou fait confiance à son co-contractant“.
3 degrés d’intensité de l’obligation d’information : information, mise en garde, conseil.
La rupture fautive des pourparlers: cas et charge de la preuve
Pour déterminer si une rupture est abusive, plusieurs éléments de contexte et de comportement sont pris en compte, tels que :
- la durée des pourparlers,
- l’état des négociations,
- l’existence d’un motif légitime,
- le caractère soudain de la rupture,
- le degré d’expérience des parties.
Les situations de ruptures fautives
CA Paris, 13 mars 2020, 17/08889
Une banque contracte avec une société de conseil qui décide de sous-traiter cette mission et engage des pourparlers avec une société spécialisée dans l’exécution de prestations informatiques. Cette dernière propose un salarié avant la conclusion du contrat de sous-traitance (salarié accepté par le client). Le lendemain, le salarié démissionne et la société de conseil rompt les pourparlers.
« la liberté de ne pas contracter, qui inclut la liberté de rompre à tout moment les pourparlers, trouve sa limite dans le devoir de bonne foi et de loyauté de chacun des interlocuteurs ».
=> Il appartenait à la victime prétendue d’établir le manquement à l’obligation invoquée de négocier de bonne foi.
- La bonne foi étant présumée, il faut encore que la victime prétendue établisse la mauvaise foi de son partenaire.
- Voir aussi : CA Paris, 6 oct. 2020, 18/17382, CA Montpellier, 28 janvier 2022, 19/06598
A retenir
- Il appartient à celui qui invoque un manquement au devoir de loyauté dans la rupture des négociations d’en rapporter la preuve.
- La faute dans la rupture des pourparlers est restrictivement admise. La jurisprudence fait logiquement prévaloir la liberté contractuelle.
- Importance relative de la durée des pourparlers et du caractère brutal de la rupture.
- Démonstration essentielle de la mauvaise foi.
- Validité des clauses de reconnaissance de la faculté de négociations, de l’accomplissement du devoir précontractuel d’information ?
- Importance des phases de tests, “Proof of Concept”.
Nature du préjudice réparable en cas de rupture fautive des relations précontractuelles
Cass., com., 31 mars 2021, 19-14.533
« en cas de rupture abusive de pourparlers, la perte d’une chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat ne constitue pas un préjudice réparable »
Quel préjudice réparer ? Les limites du préjudice indemnisable en cas de rupture des pourparlers.
Le préjudice causé, au moins partiellement, par la perte de chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat n’est pas réparable.
Sont réparables :
- les investissements liés à la négociation et engagés à cette occasion
- la perte de chance de conclure avec un tiers
Les silences fautifs du contractant
Critères du silence fautif
Bien que le prestataire soit tenu à une obligation précontractuelle d’information, de conseil et de mise en garde, il n’en reste pas moins que le client reste tenu de vérifier l’adéquation du logiciel à ses besoins.
Dans deux affaires, les juges ont refusé de faire droit aux demandes des sociétés clientes tendant à voir leur prestataire condamné et ont reconnu que les clients n’avaient pas démontré que les prestataires avaient manqué à leur obligation précontractuelle d’information.
Exerçant une activité dans la « data intelligence » et disposant d’un service informatique interne actif, et compétent, le client était en mesure « d’apprécier les spécificités du progiciel » (CA Versailles, 7 septembre 2021)
Bien qu’aucun cahier des charges n’ait été rédigé, le prestataire a rapporté la preuve qu’il avait déterminé les besoins du client, notamment par la rédaction d’un brief (CA Bordeaux, 16 mars 2022)
Les silences fautifs du contractant (erreur)
CA Grenoble, 24 juin 2021, n° 20/01245 (oui)
Erreur, selon la Cour, constituée et contrat annulé :
Les premiers juges ont justement constaté que le consentement de l’intimée a été donné sur la base d’éléments tronqués,
- le fait qu’elle ait reconnu avoir pris connaissance et accepté les Conditions Générales ne peut venir combattre le caractère illisible et le volume particulièrement important de ces conditions, rendant tout prise de connaissance effective impossible.
- Il est ainsi établi que si l’intimée avait eu une connaissance réelle de ces conditions, qu’il appartenait à l’appelante de lui énoncer clairement au titre de la bonne foi contractuelle, elle n’aurait pas contracté. Peu importe à cet effet qu’un autre opérateur use de clauses similaires.
Il n’y a pas lieu en conséquence d’examiner les conditions de la résiliation de ce contrat, l’annulation ayant un effet rétroactif.
- Voir aussi CA Versailles, 25 oct. 2022, 21/02882 (oui) CA Grenoble, 12 janv. 2023, 21/03701 (oui) :
- Contra: CA Paris, 16 mai 2022, 20/15069 (non)
Les silences fautifs du contractant (dol)
CA Paris, 18 nov. 2022, 18/07000 (oui)
Pour la Cour, le comportement de l’éditeur caractérisait des manœuvres de dissimulation d’informations à sa cliente qui, si elle en avait eu connaissance, étaient de nature à l’empêcher de contracter.
La nullité pour dol du contrat a donc été retenue et l’éditeur a été condamné à rembourser l’intégralité des sommes perçues.
2. L’absence de contrat formalisé
2.1 Le projet a commencé sans contrat formalisé et fait l’objet d’un contentieux
Un accord entre les parties existe, concrétisé par le contrat non signé.
CA Paris 30/09/2022 n° 20/04813
« Ainsi la réalisation presque complète du lot 1 alors que ce lot représente l’ensemble du socle applicatif, le fait qu’à aucun moment les parties n’ont envisagé que le contrat ne porte que sur le lot 1, et la teneur des échanges et comités de pilotage ci-dessus repris, rapportent suffisamment la preuve de l’accord des parties sur l’ensemble de l’opération comprenant les lots 1 à 4 (…) quoique le contrat n’ait pas été signé, la preuve d’un tel accord ne nécessitant pas, entre commerçants, un écrit.
Dès lors, en application de l’article 1134 du code civil précité, la convention devait être exécutée de bonne foi par chacune des parties.
Voir aussi : CA Aix 12 mai 2022 – 20/13187
En l’absence de contrat formalisé, compte tenu des relations commerciales qui ont perduré pendant 2 ans, l’existence d’un contrat est retenue pour engager la responsabilité du client.
CA Grenoble – 9 septembre 2021, n° 19/02197
La responsabilité du prestataire est retenue sur la base d’une obligation de résultat en s’appuyant uniquement sur les factures et échanges de mails en l’absence de contrat formalisé.
Contra: CA Versailles 18 janvier 2024 n° 22/07830 (sur renvoi)
La responsabilité contractuelle n’est pas retenue sur la base d’un projet de contrat, les engagements ne pouvant se réaliser que dans des circonstances qui ne sont pas advenues
En l’absence de contrat écrit et de conditions générales opposables, la seule obligation du prestataire est de mettre à la disposition de sa cliente un serveur dédié pour héberger ses données
CA Lyon 27/02/2020 n° 18/00308
« En l’absence de contrat écrit et de conditions générales opposables, le client ne démontre pas que le prestataire aurait manqué à ses obligations contractuelles. Il n’est pas contesté que ELB multimedia et Match étaient liées par un contrat de service mais il n’existe pas de contrat écrit, définissant leurs obligations respectives. Le client soutient que les conditions générales produites ne lui sont pas opposables.
La Cour rappelle que les conditions générales n’acquièrent de valeur contractuelle que si elles sont connues et acceptées dès l’origine par la partie à laquelle elles sont opposées. Par suite, le client ne peut se prévaloir des conditions générales [du prestataire pour justifier des obligations à la charge de cette dernière.”
En l’absence de contrat écrit et de conditions générales opposables, la Cour retient que la seule obligation de la société ELB était de mettre à la disposition de sa cliente un serveur dédié pour héberger ses données.
2.2 Le prestataire en manquement n’est pas le cocontractant
Les clients pouvaient légitimement croire en l’existence et dans les pouvoirs d’un mandat apparent de la société prestataire pour engager les autres sociétés du groupe ALTICAP.
Tribunal de commerce de Rennes 14/10/2021
« Le nom ALTICAP apparaît en première page des contrats, mais également en en-tête de manière très distincte sur chacune des pages. Le nom ALTISAAS. apparaît, lui. dans une police plus petite, sur la partie droite de l’entête des pages intérieures.
Les rôles des diverses sociétés du groupe ALTICAP ne sont pas définis dans les deux contrats de fournitures et de prestations.
Les factures adressées aux demanderesses portent en entête le nom ALTICAP, et ou-dessous dons une police nettement plus petite celui d’ ALTISAAS ;
Le Tribunal constate au travers de ce faisceau d’indices, que les sociétés [clientes] pouvaient légitimement croire en l’existence et dans les pouvoirs d’un mandat apparent de la société ALTICAP pour engager les autres sociétés du groupe ALTICAP. Par suite. le Tribunal juge que les sociétés [clientes] sont bien fondées à poursuivre la société ALTICAP en sa qualité de mandataire apparent.”
2.3 Quid en l’absence de contrat formalisé en cas de conflit entre CGA et CGV?
En présence de conditions générales dont des stipulations essentielles ne sont pas compatibles entre elles, il convient de considérer qu’elles s’annihilent les unes les autres, ce qui conduit à examiner le litige selon le droit commun.
CA Paris 17 juin 2021 n°17/05445
« l’acheteur a tenté d’imposer ses conditions générales d’achat et (…) en accusant réception de la commande avec ses propres conditions générales de vente, le vendeur a de son côté cherché à faire prévaloir ses propres conditions et a ainsi implicitement et nécessairement signifié qu’il n’acceptait pas les conditions générales d’achat annexées à la commande. L’acheteur avait la possibilité d’annuler sa commande.”
3. Le projet va au-delà du contrat : les dérives
3.1 Contentieux du prix – Possibilité de faire évoluer le prix annoncé
CA Rennes 14/09/2021 n°18/06942
« En demandant un doublement du budget ou en n’acceptant de réaliser que la moitié du projet, la société SII a commis une faute engageant sa responsabilité contractuelle et rendant impossible la poursuite de l’exécution du contrat, lequel est donc résilié à ses torts exclusifs. »
Décision similaire : CA Lyon 23/03/2023 n°19/03989
3.2 Dérive en termes de délai
CA Aix 27/05/2021 19.02282
« Aucun document n’a été établi de sorte qu’il est impossible de vérifier sir la SARL Planisphère Informatique, professionnelle débitrice d’une obligation de conseil et d’information à sa cliente, a réellement pris en charge lesdits besoins, de sorte qu’elle n’est pas fondée à invoquer, pour justifier du délai de livraison, de l’adaptation par les parties du périmètre de l’intervention. (…)
Au regard de ces multiples défaillances ayant conduit à l’abandon pur et simple de la solution préconisée (…) c’est à bon droit (…) que les premiers juges ont prononcé la résolution judiciaire du contrat. »
Décisions similaires
- CA Versailles 16/12/2021 n° 20/00467
- CA Reims 18/10/2022 n°21/00012
- CA Versailles 26/07/2022 n02103036
Contra CA Aix 30/06/2022 n°19/12355 : Rejette la résolution aux torts du Prestataire
« Si le délai de quatre mois prévu, lequel n’était en tout état de cause pas impératif, n’a pas été respecté, la SAS AvantCard, qui contrairement à ce qu’elle soutient a toujours été informée des retards intervenus, ne saurait les imputer à son seul prestataire, alors même que l’allongement de ce délai apparaît notamment lié aux modifications par elle apportées quant à l’hébergement envisagé et surtout à son absence de respect de ses propres obligations en matière de règlement des prestations réalisées. »
Olivia FLIPO Docteur en Droit Avocat à la Cour tél 06 83 86 70 03 / 140 avenue Champs Elysées 75008 Pariswww.flipo-avocat.com |
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